La chanson triste rythme le passage de la lune

Plus tard, il eut à réfléchir sur l’opportunité de son choix. Impénitent piéton, Albert avait piloté la petite Lancia de Cristal, mais il avait hésité à ramener sa conquête à bord. Il avait finalement préféré à l’exiguïté de sa vedette une chambre d’hôtel confortable, dans un des buildings qui s’élancent sur le front de Seine, nichés au cœur du quartier de Beaugrenelle. N’était-ce pas une marque de défiance vis-à-vis de la jeune femme, une façon de la maintenir dans une position dégradante, que l’on réserve aux filles de joie ? Il lui semblait qu’elle valait mieux que ça… 

La nuit était encore noire, mais Cristal était sur le point de s’éveiller. Appuyé sur un coude, Albert considérait son corps splendide se mouvoir et s’étirer dans le demi-sommeil de la créature. Il lui paraissait irréel, un trésor dérobé qu’il ne parvenait pas encore à estimer. La main droite de Cristal glissa sur son ventre, pour se rassurer de sa présence. Elle était chaude comme du pain cuit à point, mais simultanément, les anneaux qui ornaient chacun de ses doigts laissaient sur sa peau une trace glacée, une étrange piqûre, par contrecoup.

La télévision diffusait à ce moment un clip vidéo dont Albert ne reconnut pas la musique, pour autant que son subconscient n’y fut pas indifférent :

« I bought today
That red roses
For my baby
Boo, boo, boo, boo…
I bought today
Roses for you !
Boo, boo, boo, boo… »

Il avait allumé le poste pour atténuer l’impersonnalité du lieu, et rassurer deux âmes qui s’apprivoisaient. L’ambiance de leur rencontre s’en trouverait prolongée, alors que l’aspect anonyme d’une chambre d’hôtel risquait de les rebuter. Le téléviseur resta en fonction tout le temps de leur étreinte, et maintenant qu’ils s’éveillaient, à quatre heures du matin, Charlie Cock les accueillait avec ses litanies mielleuses, son bouquet de roses pour Audrey…

• « Tu apprécies énormément les bijoux…
• Cristal : — C’est joli, mais ce que je porte est de la quincaillerie !
• Albert : — J’aimerais bien t’offrir une bague, moi aussi…
• Cristal : — Pense-tu ! J’en ai assez : chacun de mes amants m’en a offert une !
• Albert : — Vrai ? »

Et Cristal d’égrener un à un ses souvenirs en comptant sur ses doigts… Là, un producteur… Ici, un autre, puis un chauffeur de maître… Enfin, un militaire, un véritable fiancé ! Enfin, elle s’arrêta sur une bague à l’orfèvrerie originale : deux serpents entrelacés autour d’une pierre à l’apparence de l’émeraude…

• « Celle-ci, c’est une fille qui me l’a donnée… Enfin… Elle me l’a laissée en gage.
• Albert : — Ah, bon ?
• Cristal : — Oui. Je l’ai dépannée il y a peu de temps. Pauvre fille. Elle travaille pour Dawed.
• Albert : — Dawed ?
• Cristal : — Oui. Le magicien. C’est un vampire. C’est le producteur de La Lune Noire…
• Albert : — La Lune Noire ? The Dark Side of the Moon ? Fais-voir… »