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L'île aux cygnes

29 décembre 2012

Une jeune femme encore à protéger

L’évocation des sévices qu’on imputait à La Lune Noire lui revint en mémoire. Oui, il y avait certainement danger pour la jeune femme, et nécessité de lui venir en aide ! Si le réseau sur lequel Albert était en train d’enquêter se distinguait par de tels actes de barbarie, le risque pour qu’il voie prochainement le corps de Cora flotter sur la Seine, près de son bateau lui apparut dans toute son horreur et sa pertinence…

  • « Ayez confiance, Cora. Nous vous protègerons…
  • Cora : — Co… co… comment ?
  • Albert : — La première chose à faire, c’est de disparaître ! Cristal pourrait vous héberger, le temps de débrouiller toute cette affaire.
  • Cristal : — Oh, non ! Chez moi, c’est trop risqué. N’oublie pas que je suis aussi dans le circuit, La Lune Noire aurait tôt fait de nous repérer. En revanche, ton petit bateau serait une cachette idéale…
  • Albert : — C’est vrai, mais moi, que vais-je devenir ?
  • Cristal : — Tu pourrais habiter dans mon studio, avec moi, si tu veux bien ! »

La spontanéité avec laquelle son amie offrit son toit fit sursauter Albert, qui eut l’impression d’entendre sa secrète espérance révélée à la face du monde, ce qui lui apparut comme une monstruosité.

  • « Tu ferais ça, mon amour ?
  • — Pourquoi pas ? »

Cora, qui se sentait, malgré la solution apportée, un peu mise à l’écart des débats, se remit à sangloter. Les regards attendris des amoureux se tournèrent immédiatement vers elle. Albert, qui soudain révélait un esprit pratique, reprit ses questions :

  • « Hum… Vous prétendiez, Cora, qu’ils allaient vous retrouver. Savez-vous s’ils sont nombreux, et qui ils sont ?
  • Cora : — Nombreux, je suppose… Mais on ne les connaît pas !
  • Albert : — C’est donc un véritable réseau ! Mais comment est-il hiérarchisé ? Ce type, qui m’a empêché de vous aborder dans le peep show tout à l’heure, aurait très bien pu être le fameux Dawed. En revanche, si l’on considère la dimension probable de ce gang, il paraît impensable d’imaginer son chef se compromettre dans un tel endroit, et prendre à partie le premier venu. Non ! La Lune Noire est sans doute une toile bien tissée, aux ramifications internationales très complexes.
  • Cristal : — Comment retrouver Audrey, alors ?
  • Albert : — Je vous en prie, Cora ! Si vous savez quelque chose, il faut le dire. Si vous voulez que ce cauchemar se termine, il faut nous aider.
  • Cora : — Je veux bien, répondit la jeune femme en baissant les yeux, mais je ne sais rien…
  • Albert : — En êtes-vous sûre ? Un détail, même insignifiant, peut être une indication essentielle !
  • Cristal : — Ne la tourmente pas, Albert ; elle est paralysée par la peur. Emmenons-la sur ton bateau, installons-la pour qu’elle s’y sente bien. Laissons-la se reposer. Demain, il fera jour »…

Albert ne trouva pas d’argument à opposer à cette invitation pleine de sagesse, qui permettait de clore un entretien pénible et qui avait quelques allures d’interrogatoire. Probablement la danseuse, perturbée par les tracasseries et la surveillance dont elle faisait l’objet, avait besoin de prendre le temps de la réflexion avant d’accepter de se livrer.

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27 décembre 2012

Une histoire de Kabbale en plein Paris

Il remarqua tout de suite les deux femmes assises à l’intérieur ; malgré le temps ensoleillé qui rendait la chaleur difficilement supportable, elles s’étaient placées à l’intérieur. Cristal tenait Cora par l’épaule, et tentait de la rassurer. En entrant dans la salle, il comprit que la danseuse était bouleversée. Il ne trouva pas les mots pour la réconforter, bien qu’il envisageât tout le désarroi qui pouvait hanter la jeune femme.

« Je viens de quitter un type singulier, déclara-t-il d’un ton anodin. Je n’aurais jamais imaginé que ce genre d’homme puisse se fourvoyer dans un endroit pareil… Une culture de grand clerc, avec une dégaine de clochard… C’est très étrange » !

Cora gardait les yeux grands ouverts. Ils devaient être beaux, mais la terreur rendait son visage cireux et sans expression. Ils donnaient l’impression de deux billes de plomb que l’on tire dans la cour de l’école. Sa face entière avait l’aspect transparent du métal en fusion, un mélange de froid et de chaud qui faisait peur.

  • « Excusez-moi, Mademoiselle ; je n’ai pas pu vous approcher. Je vous ai suivie à l’intérieur du sex-shop, mais cet individu m’a interpellé.
  • Cora : — Ça… ça ne fait rien…
  • Albert : — Que voulez-vous dire ?
  • Cora : — Rien… Je ne voulais rien dire…
  • Albert : — Pourtant… Cristal m’a assuré que…
  • Cristal : — Arrête de jouer au détective ! Ne remarques-tu pas qu’elle est complètement retournée ?
  • Albert : — Excusez-moi. Je ne suis pas dans mon assiette non plus…
  • Cristal : — Commençons par le début. Que s’est-il passé exactement ?
  • Albert : — Un type en complet bleu nuit m’a interpellé alors que j’allais justement aborder Cora…
  • Cristal : — Le connais-tu ?
  • Cora : — Oui… enfin. Je l’ai déjà rencontré.
  • Cristal : — À la boutique ?
  • Cora : — Non.
  • Albert : — Qui est-ce ?
  • Cora : — Je ne sais pas…
  • Albert : — Et… Connaîtrais-tu une fille brune, avec des yeux bleus, très clairs ?
  • Cora : — C’est possible… Je ne sais pas.
  • Cristal : — Enfin, Cora ! Dis quelque chose…
  • Cora : — J’ai peur. Les filles qui papotent, elles disparaissent…
  • Cristal : — Elles disparaissent ?
  • Cora : — Oui. On ne les revoit plus.
  • Albert : — C’est peut-être le cas d’Audrey ?
  • Cora : — Audrey ?
  • Albert : — Ce prénom te dit quelque chose ?
  • Cora : — Elle est partie. À Roissy, sans doute…
  • Albert : — La première étape avant l’Étranger…
  • Cora : — Je ne crois pas. C’est à Roissy qu’on envoie les folles…
  • Albert : — Quelles folles ? Que veux-tu dire ?
  • Cora : — Dawed les manipule comme des marionnettes…
  • Albert : — Bon. Ce type, Dawed, tu le connais ?
  • Cora : — Oui. Enfin, non. Tout le monde le connaît. Il est partout ! »
  • Albert réfléchit un moment. Cristal essayait de réconforter Cora, qui paraissait redouter un grand péril.
  • « Que vais-je devenir ?
  • — Que voulez-vous dire ? s’enquit l’acteur tragique.
  • Cora : — Oui : que va-t-il m’arriver ?
  • Albert : — Que voulez-vous qu’il vous arrive ?
  • Cora : — Mais… Ils vont me retrouver ! »

L’évocation des sévices qu’on imputait à La Lune Noire lui revint en mémoire. Oui, il y avait certainement danger pour la jeune femme, et nécessité de lui venir en aide ! Si le réseau sur lequel Albert était en train d’enquêter se distinguait par de tels actes de barbarie, le risque pour qu’il voie prochainement le corps de Cora flotter sur la Seine, près de son bateau lui apparut dans toute son horreur et sa pertinence…

25 décembre 2012

On se retrouve rue Brisemiche

Albert n’était pas loin de le penser ; aussi désirait-il sonder plus avant le personnage, pour faire tomber le masque. L’inconnu reprit son argumentation :

  • « La prostitution est une constante et une nécessité dans toute civilisation. Dieu a créé l’homme à son image, c’est-à-dire avec deux visages, afin que, nous explique la Kabbale, l’élément mâle et l’élément féminin soient en parfaite harmonie. Mais un peu plus tard, il s’est ravisé : il a retiré au premier homme la moitié de lui-même, afin qu’il reste docile et qu’il ne puisse prétendre à égaler son Créateur. Lillith a donc été chassée hors de sa vue…
  • Albert : — Hum ! J’ai déjà lu cette histoire…
  • L’inconnu : — Je n’insiste pas. L’homme recherche éperdument cette âme damnée. Ève, qui l’a remplacée à ses côtés, même tirée de sa chair, n’est que le reflet de Lillith. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir rencontré Lillith que le fils maudit d’Adam, Caïn, a connu sa femme. Elle conçut et enfanta Énoch. Il bâtit une ville et donna à la ville le nom de son fils, Énoch*. Or, s’il n’avait auparavant été initié par Lillith, il est peu probable qu’il ait pu réaliser cet exploit. En construisant la première cité, il est devenu le père de la civilisation. Ce que la lecture de la Bible ne rend pas dans notre langue, ce sont les assonances qui offrent la possibilité de nombreux jeux de mots en hébreu : bâtir et nommer sont homophones, mais cette subtilité disparaît dans la traduction française…
  • Albert : — C’est un tour de magie !
  • L’inconnu : — Oui. On peut qualifier cela de haute magie. C’est le résultat de l’enseignement de Lillith…
  • Albert : — Si je comprends bien, chaque être humain de sexe masculin, comme produit de la civilisation, va chercher à rééditer le tour de force de l’Ancêtre. Pour cela, il doit être initié, donc rechercher sa propre âme damnée !
  • L’inconnu : — Le premier homme espère encore celle qui lui a été retirée. Chacun de nous recherche sa première femme… Sa Lillith !
  • Albert : — Mais elle se trouve à l’enseigne de la lanterne écarlate.
  • L’inconnu : — C’est toute l’énigme du divin : pour vous permettre d’appréhender l’indicible, on vous donne à voir une image. Faut-il pour autant la considérer comme étant la réalité ?
  • Albert : — Le nom de Dieu a trop servi ».**
  • À peine eut-il répondu à son mystérieux interlocuteur, que son téléphone mobile se manifesta en stridulant.
  • « Excusez-moi », fit-il en fouillant dans sa poche, espérant faire taire au plus vite l’appareil intempestif. Le temps d’extraire l’engin, de trouver le bouton, et l’homme avait disparu.
  • « Où es-tu ? Je viens de récupérer Cora qui s’enfuyait…
  • Albert : — N’as-tu pas remarqué ? Je suis ressorti avec un type assez bizarre qui m’a défendu de l’approcher. Il vient de me fausser compagnie.
  • Cristal : — Rejoins-nous au fast-food ***qui se trouve dans la rue Brisemiche, juste à côté du Centre Pompidou…
  • Albert : — D’accord. J’arrive dans cinq minutes : je ne suis pas très loin ».

Il remarqua tout de suite les deux femmes assises à l’intérieur ; malgré le temps ensoleillé qui rendait la chaleur difficilement supportable, elles s’étaient placées à l’intérieur. Cristal tenait Cora par l’épaule, et tentait de la rassurer. En entrant dans la salle, il comprit que la danseuse était bouleversée. Il ne trouva pas les mots pour la réconforter, bien qu’il envisageât tout le désarroi qui pouvait hanter la jeune femme.



* Genèse, 4-17.

** René Barjavel, La Faim du Tigre.

*** Fort heureusement, cet établissement n’existe pas… du moins, pas encore ! (N. d. A.)

23 décembre 2012

La poursuite mène à l'érudit pornographe

Une idée lumineuse traversa le cerveau de l’homme pris sur le fait. Dans la fuite résidait le salut, mais pour fuir, il fallait être fou ! La poésie, une fois de plus, fournirait l’arme de circonstance :

«      le lit aux pages de vélin,
Tel, inutile et si claustral, n’est pas le lin !
 »*

Hélas, le cerbère ne se démonta pas. Il décocha un sourire entendu à l’adresse du tragédien, avant de reprendre la parole :

« Qui des rêves par plis n’a plus le cher grimoire,
Ni le dais sépulcral à la déserte moire,
Le parfum des cheveux endormis. L’avait-il ?
 »*

En lui donnant la réplique, l’érudit pornographe poussait doucement l’importun vers la sortie. Il entama un discours qu’il poursuivit jusque dans la rue :

  • « Comme vous, j’apprécie beaucoup Mallarmé. Ce poète hermétique a vraiment sondé l’abîme de l’univers ; il a dit également :
  • Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la Terre
  • Jette d’un grand éclat l’insolite mystère,
  • Sous les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.**
  • Et d’autres vers encore, que je pourrais vous réciter, tant je les ai relus ! Ah, si tous les clients étaient aussi raffinés que vous, il y aurait moins de misères… L’amour serait un délice, au lieu d’être un souci !
  • — Mais je ne cherchais pas à l’agresser, se défendit Albert. Cora est l’amie d’une relation, qui m’a chargé d’une commission pour elle.
  • — Bien entendu, et là n’est pas le problème. Notre mission est d’apporter un moment de plaisir… C’est une tâche humble et sans gloire qu’il nous incombe de réaliser dans une discrétion absolue. Les strip-teaseuses sont des moniales, entendez-vous, elles font vœu de silence et de pauvreté…
  • — La règle leur impose-t-elle également la chasteté ? plaisanta le tragédien que l’absurdité du propos choqua.
  • — Le sexe, pour ce qui les concerne, s’inscrit dans une éthique un peu longue à expliquer. Je doute que la condition des filles de joie soit d’un quelconque intérêt pour vous…
  • — Bien au contraire ! Je serais heureux que vous m’instruisiez sur le sacerdoce de ces pauvres âmes ».

Albert avait maintenant retrouvé son assurance, et la discussion qui s’engageait lui laissait le loisir d’examiner l’homme, malgré la virtuosité de la dialectique : il était un peu plus petit que lui, portait un costume de prix, sombre et sale. Un détail l’amusa : au lieu de chaussures, il avait des sandales au pieds. Son teint hâlé, sa coiffure d’un noir de geai, lui donnaient un air méditerranéen, et l’habileté de son propos, son excellente culture renvoyaient l’image d’un Saint Augustin, mais perverti, démoniaque… Était-il en train de discuter avec le fameux Dawed ?

Albert n’était pas loin de le penser ; aussi désirait-il sonder plus avant le personnage, pour faire tomber le masque. L’inconnu reprit son argumentation :



* Stéphane Mallarmé, Ouverture Ancienne d’Hérodiade.

** Stéphane Mallarmé, Plusieurs Sonnets : I.

20 décembre 2012

À la poursuite de l'inconnu rue Saint-Denis

Avec une ponctualité de métronome, Cora se manifesta, remontant la rue Saint-Denis d’un pas rapide et aérien. Elle était grande, mais sa haute stature rehaussait ses traits émaciés. Sa chevelure volumineuse ne parvenait pas à masquer les conséquences de son inquiétude maladive. Albert n’eut pas besoin du concours de Cristal pour deviner son identité ; tout en elle désignait son métier. De longues jambes engoncées dans des bottines à la mode, mais usées, donnaient la mesure en claquant des talons. Un pull-over noir attestait la négligence de la personne pour ce qui a trait au vêtement, mais non pas l’attitude, fière et sûre de son effet.

Cora disparut dans la boutique en un clin d’œil. Son poursuivant dut allonger le pas pour ne pas risquer de la perdre dans ce lieu inconnu. Par chance, il la rattrapa tout de suite, car elle s’était arrêtée à la caisse, pour saluer le personnel. Albert prit le parti d’attendre, pour ne pas brusquer la demoiselle. Il déambula discrètement dans les linéaires offrant toutes sortes de gadgets à caractère sexuel, tout en surveillant l’entrée du coin de l’œil. Un détective professionnel serait-il plus à l’aise dans ce commerce, pourtant consacré à l’univers masculin ? Le métier d’acteur réserve toutefois des scènes de théâtre inattendues… Albert se serait bien passé de l’exercice auquel il était en train de se livrer.

Une ou deux minutes plus tard, la silhouette de la jeune femme retrouva sa mobilité. Comme elle filait dans le fond du magasin, qui baignait dans une obscurité mystérieuse, Albert décida de l’aborder. Mais au moment où il allait attirer son attention en lui pressant le bras, un homme brun et à la peau mate s’interposa.

  • « Puis-je vous aider en quoi que ce soit, Monsieur ? »

Surpris, Albert se figea en cherchant son texte. L’instant qui lui fut nécessaire pour réaliser que le dialogue restait à inventer fut trop long pour masquer son trouble. Il perdit son assurance et bredouilla. Le quidam revint à l’attaque :

  • « Nous avons tout ce qu’il convient à votre plaisir. Que désirez-vous, au juste, Monsieur ? »

Une idée lumineuse traversa le cerveau de l’homme pris sur le fait. Dans la fuite résidait le salut, mais pour fuir, il fallait être fou ! La poésie, une fois de plus, fournirait l’arme de circonstance :

  • «      le lit aux pages de vélin,
  • Tel, inutile et si claustral, n’est pas le lin ! »*


* Stéphane Mallarmé, Ouverture Ancienne d’Hérodiade.

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17 décembre 2012

Recherches incertaines sur la lune noire

Pour la première fois depuis longtemps, Albert se glissa dans des draps chauds et parfumés, et connut le plaisir suave de dormir enlacé par un être cher. Au réveil, Cristal prépara le petit-déjeuner dans la kitchenette avant de le servir au lit. Quel contraste avec les réveils glacés à bord de sa vedette hollandaise, quand il fallait rassembler tout son courage pour s’extraire d’un sac de couchage humide avant d’accéder à la cambuse minuscule… D’ordinaire, le café bouillant ne parvenait pas à le réchauffer ! Il patientait encore une heure ou deux, prostré dans un coin du carré ou assis au poste de pilotage, à siroter le liquide noir et fumant, avant de se sentir enfin d’attaque.

Ensuite, venait le problème de la douche… Le port de Grenelle ne disposait d’aucune commodité. Deux fois par semaine, Albert se rendait aux bains publics et offrait à son corps le délice du hammam. Les autres jours, il se contentait de faire chauffer une bassine d’eau qu’il remplissait à la fontaine, et faisait une toilette de chat. Chez Cristal, il apprécia de pouvoir instantanément entrer sous la douche au saut du lit.

Il avait choisi de vivre ainsi, et l’ascèse n’était pas pour lui déplaire. Mais les petites difficultés d’une vie fruste devenaient des charges incongrues, comparées au confort moderne. Albert n’y fut pas insensible, et prit la mesure de la lassitude qui lui pesait tous les jours. Par ailleurs, l’attrait d’une vie commune avec l’élue de son cœur balaya les ultimes réticences du misanthrope.

Quant aux recherches entreprises au sujet d’Audrey, pas une minute ne lui furent octroyée, le piège dans lequel la pauvre fille était probablement tombée l’horrifiait tellement qu’Albert avait inconsciemment chassé de son esprit toute référence à La Lune Noire et que, d’autre part, l’avenir et ses perspectives sentimentales avait recommencé à l’intéresser.

Or, lorsque Cristal se manifesta de nouveau, ce ne fut pas pour lui proposer une rencontre en amoureux. Le dépit qu’il en conçut disparut un peu devant l’offre de la jeune femme de le mettre en relation avec une des adeptes de l’organisation de Dawed. Au téléphone, Cristal indiqua l’adresse d’un peep show du quartier des Halles, où se produisaient souvent les filles louées par le trafiquant. La jeune femme avait fait la connaissance de Cora, que les vicissitudes auxquelles son mentor l’avait exposée remplissaient d’effroi, au point qu’elle accepterait de laisser filtrer des informations sur le réseau, pourvu qu’on lui donnât l’occasion de se soustraire à l’emprise de l’organisation.

Il importait d’être précis. Albert et Cristal déambulaient en attendant l’arrivée de Cora pour l’embauche. Lorsqu’elle apparaîtrait, le tragédien se séparerait furtivement de son amie et lui emboîterait le pas. Lui seul était autorisé à pénétrer dans le local où se produisait la danseuse, c’était tout naturel ! Cristal lui aurait désigné la demoiselle, afin d’éviter tout impair.

Avec une ponctualité de métronome, Cora se manifesta, remontant la rue Saint-Denis d’un pas rapide et aérien. Elle était grande, mais sa haute stature rehaussait ses traits émaciés. Sa chevelure volumineuse ne parvenait pas à masquer les conséquences de son inquiétude maladive. Albert n’eut pas besoin du concours de Cristal pour deviner son identité ; tout en elle désignait son métier. De longues jambes engoncées dans des bottines à la mode, mais usées, donnaient la mesure en claquant des talons. Un pull-over noir attestait la négligence de la personne pour ce qui a trait au vêtement, mais non pas l’attitude, fière et sûre de son effet.

13 décembre 2012

Une nuit fameuse gravée dans la mémoire

« Je flambe dans le brasier à l’ardeur adorable
Et les mains des croyants m’y rejettent multiple innombrablement
Les membres des intercis flambent auprès de moi
Éloignez du brasier les ossements
Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices
 »*

La jeune femme dévisageait son amant, médusée. L’effet produit par les citations d’Albert était garanti ! S’il ne rencontrait pas plus d’enthousiasme aujourd’hui que jadis auprès de son public, le résultat permettait immanquablement d’étouffer les questions gênantes, et d’éteindre les conversations qui lui déplaisaient. Albert, au moins, était sûr de ses talents en la matière, et se félicita intérieurement d’avoir une fois encore réussi à éviter des investigations qui l’auraient contraint à se répandre dans une évocation laborieuse de sa vie intime.

« Je ne sais pas encore si tu me séduis ou si tu m’exaspères avec ta manie de servir à tout propos les mots des autres, remarqua-t-elle finalement. Sortons d’ici, un peu d’air nous fera du bien » !

Albert ne releva pas le propos, ne sachant pas s’il s’estimait trop ou s’il se détestait assez pour faire preuve de plus de naturel dans son comportement au quotidien. Il avait appris à se mettre en scène en toute circonstance, et ce travers lui collait depuis longtemps à la peau. « Après tout, vint-il à penser, c’est peut-être chez moi une seconde nature »… En contrepartie, il offrit à son amie un sourire misérable avant de se lever sans plus de cérémonie.

 

Pendant les jours qui suivirent, l’occasion de revoir Cristal ne se présenta pas. Albert s’occupa de préparer l’hivernage de son petit bateau, se rendit au chantier naval pour retenir sa place et discuter des réparations à effectuer avec l’entrepreneur. D’habitude, il restait à bord, ce qui représentait le double avantage de garder son mode de vie et d’être sur place pour surveiller l’avancement des travaux.

Mais aujourd’hui, Albert nourrissait en secret l’espoir de prendre ses quartiers d’hiver dans le studio de Cristal, tant il désirait tenter avec elle une relation maritale. Il ne lui en avait pas encore parlé, parce que le projet d’abandonner son existence de célibataire qui lui tenait maintenant à cœur était né pendant la dernière nuit qu’ils avaient passée ensemble. S’il était certain des sentiments de la jeune femme, il se refusait à présumer de ses intentions et, vieux loup solitaire lui-même, se gardait bien d’espérer une réponse favorable à une requête qu’il n’oserait pas formuler avant longtemps.

Pourtant, chaque instant de cette nuit fameuse demeurait gravé dans sa mémoire. Non pas qu’elle se soit illustrée par des ébats passionnels et particulièrement furieux de la part des deux amants, au contraire ! Elle se déroula dans la douceur et la tendresse, tels que seul un couple mûr peut l’éprouver avec bonheur.

Pour la première fois depuis longtemps, Albert se glissa dans des draps chauds et parfumés, et connut le plaisir suave de dormir enlacé par un être cher. Au réveil, Cristal prépara le petit-déjeuner dans la kitchenette avant de le servir au lit. Quel contraste avec les réveils glacés à bord de sa vedette hollandaise, quand il fallait rassembler tout son courage pour s’extraire d’un sac de couchage humide avant d’accéder à la cambuse minuscule… D’ordinaire, le café bouillant ne parvenait pas à le réchauffer ! Il patientait encore une heure ou deux, prostré dans un coin du carré ou assis au poste de pilotage, à siroter le liquide noir et fumant, avant de se sentir enfin d’attaque.



* Guillaume Apollinaire, Le Brasier, in Alcools.

10 décembre 2012

De jeunes vierges aussi livrées au sabbats

  • Cristal : — Mais pourtant vrai ! La Chronique de Caïn fait l’apologie du vampirisme ; on pourrait imaginer pire encore, mais l’horreur qu’inspire cette éventualité couvrirait forcément des actes d’une barbarie inimaginable d’un voile de silence.
  • Albert : — Tu veux dire que…
  • Cristal : — On en parle à mots couverts…
  • Albert : — C’est à dire… Sabbats, fêtes de sang, rites cannibales ?
  • Cristal : — Chut ! » fit-elle en levant l’index devant sa bouche.

Albert se renversa sur son siège, complètement stupéfait. Il s’apprêtait à pénétrer un monde où régnait la folie sanguinaire, un univers infiniment dangereux dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence. Ah ! Qu’il était loin de ses chers Romains, à qui les auteurs tragiques ont prêté soit de nobles sentiments, soit de noires intentions, et qui succombaient volontiers, pourvu que ce soit dans l’honneur… Il n’y avait pas encore songé : les deux mots, honneur et horreur, sont si proches !

 

Dans le bar où, sur l’injonction d’Albert qui avait besoin d’un verre pour se remonter, ils s’étaient retirés pour débuter la soirée, les deux amis restaient silencieux. Après avoir évoqué ensemble les pires turpitudes dont l’âme humaine pouvait s’avérer capable, ils ne parvenaient pas à reprendre le cours de leur marivaudage. S’ils se surprenaient à croiser mutuellement le regard, ce qu’ils avaient vu ou imaginé dans le cybercafé surgissait immédiatement entre eux comme un mauvais souvenir, brouillant leur intimité.

Albert préféra donc surveiller le glaçon qui nageait tranquillement dans sa Suze, en adoptant une attitude excessivement grave. Pendant qu’il cherchait à chasser de son esprit les sombres pensées qui l’assaillaient, celui-ci se fixa inconsciemment sur un blues qu’il avait déjà entendu plusieurs fois, mais qu’il ne parvenait décidément pas à identifier dans le catalogue de sa culture musicale.

« I bought today
That red roses
For my baby
Boo, boo, boo, boo…
I bought today
Roses for you !
Boo, boo, boo, boo… »

Il leva finalement le nez pour constater avec bonheur que Cristal ne s’était pas enfuie, et lui apprit d’une voix pénétrante quelque chose qui aurait pu lui sembler tout à fait incongru, dans la mesure où la chaleur de son propos et le souci de réconfort que la jeune femme était en droit d’attendre de son partenaire étaient insignifiants :

  • « Je ne comprends pas ; cette chanson revient comme un signal chaque fois que j’apprends quelque chose sur Audrey. Elle ponctue cette enquête dont j’ai accepté l’exécution à mon corps défendant, et plus étrange encore, elle s’intitule…
  • Cristal : — Red Roses for Audrey ! Reprit la jeune femme en esquissant un sourire de sollicitude.
  • Albert : — Oui ! N’est-ce pas étrange ? Vraiment étrange ?
  • Cristal : — En tout cas, tout ce que je viens de t’apprendre a l’air de t’affecter beaucoup. Je me sens un peu coupable, et même si je n’ai aucune raison de favoriser tes démarches pour sauver cette fille, je préfère te garder avec moi ce soir.
  • Albert : — Merci. Audrey appartient au passé, je te prie de me croire. Mais il arrive que certains évènements font réapparaître des souvenirs, et vous plongent au fond de vous-même ; bien que l’on ait tout tenté pour l’éviter, ceux-ci s’imposent de manière impérieuse à votre conscience, et vous torturent avec férocité.
  • Cristal : — Qu’est-ce qu’elle est pour toi finalement, cette fille ?
  • Albert : — Peut-être est-elle ma mauvaise conscience… Ma Lillith… »
  • Appelé par sa seconde nature, Albert récita sans même s’en apercevoir :

« Je flambe dans le brasier à l’ardeur adorable
Et les mains des croyants m’y rejettent multiple innombrablement
Les membres des intercis flambent auprès de moi
Éloignez du brasier les ossements
Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices
 »*



* Guillaume Apollinaire, Le Brasier, in Alcools.

8 décembre 2012

Internet et les réseaux de prostitution

De nouveau, Cristal pianota sur le clavier pour visionner d’autres pages sur le site de La Lune Noire. À la place des incitations à la débauche virtuelle, l’écran affichait cette fois une prose abondante. À l’aide de la souris, la jeune femme surligna un paragraphe :

« Je pleurais des larmes d'amour alors que, avec des objets effilés,
je sacrifiai ce qui était pour moi la plus grande des joies : mon frère
 ».*

Le meurtre d’Abel n’était plus un acte barbare, mais l’expression naïve de celui qui, en voulant honorer Dieu, offrit sur l’autel son jeune frère, comme ce qu’il avait de plus cher au monde. L’explication du sacrifice humain dégoûta profondément Albert, qui ne put s’empêcher de citer à mi-voix le verset qui témoignait de la réaction divine :

« Et maintenant, tu es maudit, banni du sol qui a ouvert la bouche pour recevoir le sang de ton frère »…**

Cristal sursauta en remarquant l’érudition de son ami :

  • « Ah ! Tu connais ?
  • Albert : — Ce sont des souvenirs du catéchisme ; rien de plus…
  • Cristal : — Alors le reste ne devrait pas t’étonner…
  • Albert : — Je suppose que si ! Cette interprétation de l’Ancien Testament est très éloignée de l’exégèse à laquelle j’ai été formé.
  • Cristal : — Hum, tu parais en savoir plus long que tu ne laisses l’entendre…
  • Albert : — Vraiment, tu te fais des idées ! D’ailleurs, je ne saisis toujours pas le rapport avec La Lune Noire…
  • Cristal : — C’est Lillith, justement ! La première femme d’Adam, si l’on en croit les kabbalistes ; celle qui se révolta contre le Très-Haut, et qui obtint la liberté dans les ténèbres *… Elle est la femme damnée, la première des sorcières… Elle représente le mystère de la vie, et prend en charge les maux de l’élément féminin. Elle se révèle en nous, dit-on, au moment de la menstruation. Parce qu’elle hante l’espace nocturne, on la compare aussi à Hécate. C’est le côté obscur de la femme…
  • Albert : — Je comprends maintenant de quelle manière Dawed a pu se servir des textes sacrés en les détournant à son profit.
  • Cristal : — Oui. Cet amalgame lui permet de justifier absolument tous ses caprices les plus frelatés. Lis encore :
  • « Et alors Lillith, Lillith aux yeux clairs, m’éveilla.
  • Elle se coupa avec un couteau, et versa de son sang dans un bol.
  • Je bus avidement. C’était doux ».*
  • Albert : — Incroyable !
  • Cristal : — Mais pourtant vrai ! La Chronique de Caïn fait l’apologie du vampirisme ; on pourrait imaginer pire encore, mais l’horreur qu’inspire cette éventualité couvrirait forcément des actes d’une barbarie inimaginable d’un voile de silence.


* Aristotle de Laurent, Le Livre de Nod.

** Genèse, 4-11

* Aristotle de Laurent, Le Livre de Nod.

5 décembre 2012

Une Kabbale pour la traite des blanches

  • Albert : — La prostitution ?
  • Cristal : — En effet. Dawed est à la tête d’un réseau de traite des blanches, comme il est coutume d’appeler cela. Il vend des filles dans le monde entier grâce à ce média, sous couvert de sa société de production !
  • Albert : — Diable ! Et pourquoi ne l’arrête-t-on pas ?
  • Cristal : — C’est un malin : les transactions effectuées en ligne sont réalisées par une banque de La Barbade, et le serveur qu’il utilise est domicilié quelque part en Europe centrale. Pour faire cesser son trafic, il faudrait trouver un dénominateur commun entre les réglementations de tous les pays concernés, ce qui pour l’heure est complètement illusoire.
  • Albert : — Comment être certain qu’Audrey se trouve toujours sur le territoire français ?
  • Cristal : — Audrey ?
  • Albert : — Oui. La fille dont tu as accepté la bague en gage…
  • Cristal : — C’est juste ! Je l’ai rencontrée récemment. Mais pour en avoir le cœur net, il faudrait être en mesure d’éplucher le catalogue des filles mises à disposition, et pour telle ou telle activité. Cela implique de s’abonner au réseau…
  • Albert : — Mais équivaut à s’impliquer dans la combine !
  • Cristal : — D’autant que l’accès aux informations que tu recherches est nettement plus onéreux que l’abonnement à un magazine masculin…
  • Albert : — Je comprends, répondit-il simplement, un peu gêné par l’évocation d’une certaine presse excitant les petites manies de son sexe.
  • Cristal : — Mais il y a aussi sur ce site un contenu dogmatique très intéressant pour celui qui cherche à percer le mystère du personnage ; le trafiquant tente de justifier ses activités délictueuses en invoquant la Bible, en particulier l’histoire des origines, relatée dans la Genèse…
  • Albert : — Comment est-ce possible ?
  • Cristal : — Il s’est inspiré de la Kabbale, et aussi du Livre de Nod, un étrange ouvrage écrit pour assister les adeptes d’un jeu de rôle appelé Mascarade, où les vampires sont à l’honneur.
  • Albert : — Mais quel est le rapport avec la pornographie ou la prostitution ?
  • Cristal : — La malédiction de Caïn, après le meurtre de son frère, et sa rencontre avec Lillith, la première femme d’Adam, sont présentées comme une exhortation au mal et à la magie noire… »

De nouveau, Cristal pianota sur le clavier pour visionner d’autres pages sur le site de La Lune Noire. À la place des incitations à la débauche virtuelle, l’écran affichait cette fois une prose abondante. À l’aide de la souris, la jeune femme surligna un paragraphe :

« Je pleurais des larmes d'amour alors que, avec des objets effilés,
je sacrifiai ce qui était pour moi la plus grande des joies : mon frère
 ».*

Le meurtre d’Abel n’était plus un acte barbare, mais l’expression naïve de celui qui, en voulant honorer Dieu, offrit sur l’autel son jeune frère, comme ce qu’il avait de plus cher au monde. L’explication du sacrifice humain dégoûta profondément Albert, qui ne put s’empêcher de citer à mi-voix le verset qui témoignait de la réaction divine :



* Aristotle de Laurent, Le Livre de Nod.

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L'île aux cygnes
  • Une affreuse histoire à la recherche de l'amour perdu… Découvrez comment une intrigue policière se cache derrière les meilleurs sentiment, à travers un réseau sectaire de traite des êtres humains pour servir à la pornographie sur Internet.
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